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La mémoire collective : « Le Nord se souvient »

Que se cache derrière cette citation de la série télé Game of Thrones ? Dans cette fiction, quand un tort est causé à une partie de la population du Nord, toute la région s’en souvient et a du ressentiment envers les personnes responsables. J’ai remarqué des situations similaires se produire dans notre monde. Quand un événement traumatisant se produit (une attaque terroriste par exemple), nous avons bien sûr les victimes et les témoins qui en souffrent directement, mais il y a les autres, le reste du pays, qui est également affecté. Après de tels événements, la population est stressée, tendue. Tout le garde à l’esprit. Avec le temps, ce sentiment semble toujours présent dans l’esprit de certaines personnes, mais il s’est atténué. Je me suis demandé comment ce phénomène fonctionne et évolue chez ces victimes indirectes. C’est ce que je vais explorer dans cet article traitant de la mémoire collective.

Qu’est-ce qu’un traumatisme psychologique ?

Ce type de traumatisme peut avoir différentes origines divisées en deux catégories. Les situations qui menacent notre intégrité physique ou celle d’un tiers (deuil, abus sexuel, victime ou témoin d’un événement traumatisant) ou qui menacent notre intégrité psychologique (troubles de l’attachement, harcèlement, humiliation à répétition, pauvreté durable). Cela induit un état de stress extrême qui va surcharger le cerveau et provoquer un court-circuit du circuit émotionnel, menant à une mémoire traumatique [1]. Ces conséquences sont sérieuses et ne sont pas à prendre à la légère.

Réponse normale versus réponse anormale

Le circuit émotionnel est contrôlé par le système limbique qui est impliqué dans les émotions et la mémoire. Ce qui nous intéresse le plus c’est l’amygdale, le centre de la mémoire émotionnelle inconsciente. Ce système peut habituellement gérer les dangers inattendus mais lors d’un traumatisme psychologique, la réponse est différente.

Cerveau humain : hypothalamus (rouge), amygdale (vert), hippocampe (bleu), pont (jaune), hypophyse (magenta).

Dans une réponse normale, quand un danger a lieu, le stimulus atteint le thalamus. De là, on distingue deux voies. La première, la voie courte (thalamo-amygalienne) qui déclenche l’amygdale et donne une réponse automatique au danger. Puis, la voie longue (thalamo-cortico-amygdalienne) analyse la situation et le danger pour moduler l’activation de l’amygdale et adapter la réponse. La situation a crée une réponse émotionnelle qui a été traitée and peut être classée dans le centre de la mémoire (hippocampe).

Dans une réponse anormale, à cause d’un traumatisme psychologique, la modulation de l’amygdale est impossible. Ainsi, la réponse émotionnelle est toujours maximale avec une production importante de cortisol et d’adrénaline. Cette surproduction devient toxique pour le cœur (à cause de l’adrénaline) qui peut donner des infarctus et pour le cerveau (à cause de la glycémie due au cortisol) qui résulte en une mort neuronale en particulier dans l’hippocampe.

Mais notre organisme a un système de sécurité. Comme pour un circuit électrique, le système se court-circuite. Cela permet à l’amygdale de s’arrêter et, même si le traumatisme continue, le stress diminue. Cependant, cet arrêt de l’amygdale a deux conséquences. Tout d’abord, les stimuli sont traités sans émotion ni souffrance physique ou psychologique ce qui procure une sensation d’irréalité, de confusion, de dépersonnalisation, appelé dissociation. L’autre conséquence vient de l’interaction entre l’amygdale et l’hippocampe et peut causer des pertes de mémoire partielles ou totales que ce soit à partir de l’événement traumatique ou même avant. C’est aussi à l’origine de la mémoire traumatique responsable des réminiscences et des crises de panique, entre autres choses.

[1]

La nation telle une seule personne

Les deux parties précédentes expliquent ce qui arrive aux victimes d’événements traumatisants mais cet article se concentre sur les autres, ceux qui ne l’ont pas vécu. Néanmoins, il y avait une raison d’approfondir tout cela. En effet, ce qui arrive à ces personnes est exactement la même chose. Elles font l’expérience d’un traumatisme psychologique, même si l’intensité est amoindri [2]. Ils traversent les mêmes symptômes décrits ici.

La raison a déjà été donne dans l’article précédent [3]. Une nation existe telle une entité à laquelle les gens appartiennent. Ainsi, lorsqu’un événement extraordinaire et dramatique se produit et vise des gens, ça ne touche pas que les victimes mais la nation toute entière, tout le monde se sentant concerné et affecté. Cela va alimenter cette mémoire collective qui vient d’une succession d’événements ayant lieu dans le pays et définissant même la société à laquelle les personnes appartiennent.

L’effet de groupe

Le point de vue d’un groupe spécifique définit ce qui est perçu d’un événement majeur. Prenons un exemple : la deuxième Guerre Mondiale. Demandez à des personnes de nationalités différentes de citer des événements de celle-ci. Un Américain parlera du débarquement en Normandie, de Pearl Harbor, des bombardements de Hiroshima et Nagasaki. Un Français parlera de l’occupation elle-même, de la bataille de Verdun mais oubliera Pearl Harbor. Un Russe se concentrera sur la bataille de Stalingrad. [4]

Cet effet de groupe s’applique à différentes échelles. Il y a l’échelle mondiale, pour nous en tant qu’espèce, dans le cas d’une menace d’extinction. Il y a l’échelle nationale, à laquelle nous avons une identité nationale. On peut penser à d’autres échelles tel que celle de la ville, de la famille, du groupe social proche (avec vos amis), du travail (avec vos collègues). En fin de compte, il y a autant de groupes qu’il y a de combinaison de personne. Chaque groupe a sa propre mémoire collective. Cela vient du fait que celle-ci est directement liée à la mémoire individuelle.

Mémoire individuelle et mémoire collective

Une personne est membre de plusieurs groupes sociaux (famille, amis, collègues, connaissances) et fait partie de la mémoire de chacun de ces groupes. Cette personne peut ne pas se souvenir de tout à propos d’un événement vécu par le groupe. Certains détails de l’événement sont manquants, tel que le temps qu’il faisait ce jour là. Néanmoins, les autres personnes du groupe remplissent les trous et créent un souvenir complet de l’événement. À partir de ce souvenir, la mémoire de chaque participant nourrit la mémoire des autres. [5]

Le même phénomène se produit lorsqu’on ne vit pas l’événement directement mais que l’on se sent concerné (si cela affecte un ami, un proche ou quelqu’un de votre pays). Les souvenirs des témoins et des victimes, ce qu’ils racontent, ce qu’ils ont vécu, nourrissent notre propre mémoire et devient notre.

Une mémoire qui s’évanouit

Toutes les mémoires collectives sont ancrées dans un lieu. Que ce soit, le lieu d’une attaque terroriste, d’une guerre ou la maison dans laquelle vous avez grandi avec vos frères et sœurs, le cinéma où vous allez avec vos amis. Les lieux reçoivent l’empreinte du groupe et deviennent liés à lui. Ce n’est pas parce que la mémoire est intrinsèquement lié à un lieu mais parce que les groupes attachent leur mémoire à ce lieu, pour la faire perdurer.

Mais les limites que l’on peut atteindre lorsqu’on regarde au plus loin dans la mémoire collective d’un groupe dépend du groupe lui-même, à cause des limites des mémoires individuelles. La mémoire collective s’évanouit à mesure que la mémoire individuelle s’évanouit. Tant que des gens restent dans le groupe pour faire vivre cette mémoire, elle perdure. Quand il ne reste plus personne pour se souvenir, la mémoire collective s’achève et fait désormais partie de l’Histoire.

Références

[1] Psychotraumatismes, Dr Muriel Salmona, https://www.memoiretraumatique.org/psychotraumatismes/introduction.html

[2] Arthur G. Neal. National Trauma and Collective Memory: Extraordinary Events in the American Experience. M.E. Sharpe, 2005. ISBN 9780765615817

[3] All You Need Is Science, L’apparition des frontières

[4] The Power of Collective Memory, https://www.scientificamerican.com/article/the-power-of-collective-memory/

[5] Maurice Halbwachs. La mémoire collective. 1950. http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.ham.mem1

Licata L.; Mercy A. Collective Memory, Social Psychology of. International Encyclopedia of the Social& Behavioural Sciences (Second Edition). 2015, Pages 194-199. https://doi.org/10.1016/B978-0-08-097086-8.24046-4

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